"Pourquoi lire les classiques (2)"

Publié le par Au fil des pages

 

Ecoutons maintenant Calvino ! D’abord l’introduction de son livre [1] :

« Les classiques sont des livres qui, quand ils nous parviennent, portent en eux la trace des lectures qui ont précédé la nôtre et traînent derrière eux la trace qu’ils ont laissé dans la ou les cultures qu’ils ont traversées (ou, plus simplement, dans le langage et les mœurs).

Cette définition vaut aussi bien pour les classiques anciens que pour les modernes. Si je lis l’Odyssée, je lis le texte d’Homère, mais je ne puis oublier tout ce que les aventures d’Ulysse ont fini par signifier au cours des siècles, et je ne puis pas ne pas me demander si ces sens étaient implicites dans le texte, ou si ce sont des dépôts, des déformations ou des extensions successives. En lisant Kafka, je ne puis faire autrement que de vérifier ou de repousser la légitimité de l’adjectif « kafkaïen » qu’on entend à tout instant employé à tort et à travers. Si je lis Pères et Fils de Tourgueniev ou Les Possédés de Dostoïevski, je ne puis que me rappeler comment ces personnages ont continué de se réincarner jusqu’à nos jours.

La lecture d’un classique doit toujours nous réserver quelque surprise par rapport à l’image que nous en avions. Aussi ne recommandera-t-on jamais assez de lire directement les textes originaux, en écartant le plus possible les bibliographies critiques, les commentaires, les interprétations. L’École et l’Université devraient servir à faire comprendre qu’aucun livre parlant d’un livre n’en dit davantage que le livre en question. Elles font cependant tout pour faire croire le contraire ; et l’on constate un renversement des valeurs tel que l’introduction, l’apparat critique, la bibliographie sont utilisés comme un rideau fumigène qui dissimule ce que le texte a à dire et qu’il ne peut dire que si on le laisse parler sans un intermédiaire qui prétend en savoir plus que lui [2].

Nous pouvons en conclure que : Un classique est une œuvre qui provoque sans cesse un nuage de discours critiques, dont elle se débarrasse continuellement. » p.9/10 (Introduction).

« […] on ne lit pas les classiques par devoir ou par respect, mais par amour. Du moins hors de l’école : celle-ci a pour rôle de faire connaître, tant bien que mal, un certain nombre de classiques, parmi lesquels, (ou par rapport auxquels) chacun pourra reconnaître ensuite ses classiques. L’École est tenue de nous donner des instruments pour opérer un choix ; mais les choix qui comptent sont ceux qui se font après et en dehors d’elle. » p.10 (Introduction)

« À ce point de mon propos, je ne peux pas écarter plus longtemps le problème fondamental : comment relier la lecture des classiques, avec toutes les lectures de livres non classiques ? Problème directement rattaché à la question : « Pourquoi lire les classiques plutôt que de nous concentrer sur des lectures qui nous fassent mieux comprendre notre propre temps ? » Et à cette autre question : « Où trouver le temps et la liberté d’esprit pour lire des classiques, quand nous sommes submergés par l’actualité ? »

Certes, on pourrait imaginer un individu heureux qui consacrerait son « temps de lecture » quotidien à lire exclusivement Lucrèce, […], Montaigne, Érasme, […], Marlowe[3], […], Coleridge[4], Ruskin[5], Proust et Valéry avec quelques incursions du côté de Murasaki[6] et des sagas islandaises. […] Cet individu bienheureux pour suivre sa diète sans contaminations, devrait s’abstenir de lire les journaux, ne jamais se laisser tenter par le dernier roman ou la dernière enquête sociologique. […] La lecture des classiques atteint […] son rendement maximum quand on la fait alterner, selon un savant dosage, avec les lectures d’actualité. » p. 12 (Introduction) »

« Est classique ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur. […]. Reste que lire les classiques semble en contradiction avec notre rythme de vie, qui ne connaît plus la lenteur du temps, les respirations de l’otium [7] humaniste, et avec l’éclectisme de notre culture, qui serait bien incapable d’établir une définition du classicisme qui nous soit adaptée. Autant de conditions, en revanche, pleinement réalisées pour un Leopardi qui vivait dans le palais paternel, dans le culte de l’Antiquité grecque et latine, et profitait de l’énorme bibliothèque de son père, où l’on trouvait encore toute la littérature italienne, et la littérature française – à l’exclusion des romans et, en général, des nouveautés éditoriales destinées tout au plus aux loisirs de sa sœur (« ton Stendhal », écrivait-il à Paolina) […]

Aujourd’hui, une éducation classique comme celle du jeune Leopardi est impensable, et surtout la bibliothèque du comte Monaldo [Leopardi] a explosé. Les vieux titres ont été décimés, les nouveaux se sont multipliés, proliférant au gré de toutes les littératures et cultures modernes. Il ne nous reste plus qu’à nous inventer chacun la bibliothèque idéale de nos classiques ; et je dirais que cette bibliothèque devrait être composée pour moitié des livres que nous avons lus, et qui ont compté pour nous, et pour moitié des livres que nous nous proposons de lire et dont nous pensons qu’ils pourront compter. Avec une étagère vide pour les surprises, les découvertes occasionnelles. P.12/13 (Introduction)

« Alors qu’on préparait la cigüe, Socrate était en train d’apprendre un air de flûte. « À quoi cela servira-t-il lui demande-t-on ? - À savoir cet air avant de mourir ! ». p.14 (Introduction)

 


[1] CALVINO, Italo. Pourquoi lire les classiques. Paris : Éditions du Seuil, 1996. Collection Points.

[2] C’est moi qui  « insiste »…

[3]  Le dramaturge élisabéthain qui annonce Shakespeare et Ben Jonson (non, pas le sprinter, le théâtreux !)

[4]  Mais si !  La Complainte du vieux marin (The Rime of the Ancient Mariner) (1798) ;

[5] Ecrivain, poète, peintre et critique d'art qui sévissait du temps des préraphaélites.  Allez regarder leurs tableaux sur la Toile, c’est  ha-llu-ci-nant !

[6]  Murasaki Shikibu, dame de cour japonaise et immortel(le) auteur(e)  du Dit du Genji au Xème siècle de notre ère.

[7]  Loisir consacré aux lettres, loin des affaires courantes.

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